La violence de l'invalidation
Ça y est. Le voisin du dessous est mort.
Après un an de lutte, de gémissements et de tripes dégoubillées, un jour le silence s'est fait remarquer. Au bout de plusieurs mois, le doute s'est estompé entre un séjour prolongé en maison de repos et un séjour sans retour au sous-sol des radicelles des cyprès.
La certitude s'est imposée quand pour la première fois depuis douze ans que j'habite dans cet immeuble, deux personnes de sa famille sont venues, plusieurs fois par semaine et pendant plusieurs mois, pour vendre une armoire, une machine à laver, passer un coup de balai puis rendre l'appartement. Le bruit en dessous est à ce moment là réapparu, amplifié par des gens affranchis de la contrainte de respecter. Parlant fort, manipulant objets et meubles sans précaution, cognant les murs, laissant tomber au sol, trainant sur le plancher, appuyant leur voix sur l'echo des pièces vidées.
Puis les peintres sont arrivés. Avec leurs chaussures de sécurité, leurs grands rires, leurs gestes de grattage, de brossage et de frottement nappés du grésillement rauque d'une radio de variétés. En deux semaines, c'était plié. Plinthes, murs et plafonds effacés, traces et mémoires des précédents occupants, sur au moins trente ans, invisibilisées. Même les toilettes ont été changées.


Que reste-t-il de l'expérience de vie d'une telle proximité entre deux inconnus, lui et moi, vivant l'un au dessus de l'autre et partageant jour après jour une si particulière pudique intimité ? Quel réceptacle à la parole qui raconte la vie entre ces murs construits à l'origine pour les rapatriés d'Algérie, habitat devant au départ être provisoire, puis devenu définitif et un pan majeur dans l'existence de dizaines de personnes et familles, certaines reparties ailleurs, quand tant d'autres y ont vécu leurs dernières années, écrasées par la maladie, ou suicidées par l'isolement, l'abandon et le chagrin.
Ce récit, de l'expérience vécue, la parole, sont enlevés par défaut aux petits, aux sans dent, aux riens, à celle qui n'a pas la chaire à l'université ou celui qui n'a pas l'éditeur à la ville, à l'autre le plateau à la télé. Cette masse de connaissances détenue par le plus grand nombre, cette base qui fait que tout ce bazar tient encore debout, ces savoirs tirés des expériences passées à travers leurs corps, dans leur chair, leur intimité, dans leur tête pleines de questions et de constats ; tout le monde s'en cogne, personne n'écoute.
Les "Essentiels" qu'on étiquette comme on poste un #, qu'on applaudit depuis sa fenêtre pendant une minute avant de s'encastrer devant le jounal, et qu'on prie de fermer sa gueule le reste du temps, et aussi, quand est passée la peur, la porte en sortant... Merci.
Les combattantes et combattants de retour de la guerre s'enferment dans le silence pour se protéger. Les pauvres, les démunis, les particules d'histoires qui composent une foule gardent le silence parce que personne ne leur tend un micro autrement que pour cracher, vomir, saigner, gueuler ou crever. Le spectacle pour l'audience. Le récit pour le silence.



Maintenant que le logement du dessous est vide, je profite chaque jour, chaque minute, du calme qui le remplit encore, mais dans l'angoisse des crachats, des vomissements, des saignements, des hurlements et des pleurs prochains.
Je sais qu'ils vont revenir et s'ajouter à ceux qui proviennent déjà de la rue quand un voisin trop alcoolisé tente de convaincre sa femme de lui lancer les clés pour rentrer chez lui, de la garderie quand un gamin sollicite la patience d'une assistante maternelle qui en est totalement dépourvue, ou encore du terrain de foot quand les garçons du quartier y expulsent vocalement leur virilité formatée.
Le calme, l'apaisement, l'intelligence et le respect ne sont possibles que lorsque le récit de l'expérience est entendu et validé.
Qui d'autre que moi pour raconter la vie dans cet appartement, dans ce quartier, dans cette ville, je veux dire en dehors de toutes celles et ceux qui la pratiquent aussi quotidiennement ? Qui d'autres que les gens qui travaillent pour parler de leur travail, des femmes pour parler des droits des femmes, des chômeurs et chômeuses pour parler de l'emploi, des handicapé-es pour parler du handicap, des étudiants pour parler de l'école, des victimes pour parler des violences ?
Qui d'autres que les femmes et les hommes exploités, expulsés, harcelés, pourchassés, battus, humiliés, insultés, et autres permanents usagers de la violence systémique de cette société, pour expliquer à l'immonde arrogant cynique qui a pris en otage le pouvoir à la tête de ce pays que s'il persiste à invalider leur récit, le vomi qui sert de conducteur électrique entre les synapses de son cerveau va lui pourrir l'haleine jusqu'à ce que ses dents en tombent.


À cette violence de l'invalidation succèdera la terreur. La planète entre déjà en furie. La parole des espèces vivantes non-humaines absente de tous débats siffle déjà au dessus des étendues désertifiées, résonnent depuis le fin fond des forêts disparues, déchirent les ciels plombés de déluges, fend les cratères des volcans étouffés et craquelle les pans de granite multimillénaires dépouillés de leur glacier. L'eau monte, la chaleur monte, la colère monte.
Et c'est d'une autre paix dont sera fait l'apaisement, celle qu'amène sur soi la prise de conscience des freins et des croyances. Le moment de la compréhension d'être autant capable, légitime, que cette élite autoproclamée et autogénérée par ses concours de circonstances, ses stratégies et ses facilités qu'elle entretient arcboutée. D'être comme elle doté d'un cerveau mais dont il ne manque que la disponibilité et la détente pour s'attacher à apprendre, que l'autonomie du jugement et de l'envie pour démanteler les obstacles et se libérer de la question d'être validé ou pas.
Et ce sera révolutionnaire*. Ou ce sera le silence de la mort.

* Extrait de la dernière émission Infernet de Pâcome Thiellement du 30 avril 2023 diffusée sur la chaîne d'infos Blast Liens ➨ Lectures / Culture.
Le 1er mai 2023 — Posté par corOllule dU cHamp Du pOirier dans Mon Appartement